L’être à la pollution, nouvelle figure de la monstruosité
INTRODUCTION
Cet article tentera de rendre compte de la création de monstres imaginaires qui puisent leurs origines dans les réalités du gène, des machines cybernétiques pour cristalliser un malaise, dirons nous « civilisationnel », relatif aux pollutions et dérèglements en tous genres, remettant en cause l’action de l’homme sur son milieu.
Pour débuter cette réflexion, je partirais du constat émis par Huysmans « Le monstre en art n'existe réellement pas ou plutôt n'existe plus, à l'heure qu'il est, pour nous. » (1889). Dans la mouvance de la poésie décadente de la fin du XIXe siècle, le monstre aurait déserté les sphères de l’imaginaire pour prendre les chemins de l’indifférence feinte et blasée propre au romantisme, et qui pour ma part est l’expression du déni moderne de la nature, et le sentiment indéniable de sa perte.
Cette approche est pour le moins significative d’un processus issu de la modernité voyant la montée en puissance du rationalisme et du scientisme. Terreau où se développe la science de la tératologie formalisée par Isidore Geoffroy Saint-Hilaire (1832-1836), la monstruosité devenant handicap, signe de l’anormalité et se voit confinée à des aspects morphologiques. Les signes de la nature seraient dorénavant du domaine de l’intelligible, et ce, depuis les lois de la sélection naturelle des espèces de Darwin (1859). L’on peut ajouter à ces constats, la découverte du continent de l’inconscient freudien et de sa cohorte de monstres dotés de cette « Inquiétante étrangeté » (Freud, 1952), et selon une vue poétique et imaginaire, la découverte du « lobe des monstres » (1946 : p. 93) selon Henri Michaux.
Ainsi face à ces découvertes, l’homme se supplée au fur et à mesure au grand démiurge, avec comme aboutissement final de percer les secrets de la matière animée : adn, non animée : l’atome, d’en esquisser leur fusion : nano, et même de toucher à l’âme : neuro-cognition. Le désenchantement du monde, comme perte du sens du monde, que décrit Max Weber (1959, 1964) est toujours bien présent et depuis, les avancées techniques ont été fulgurantes, repoussant toujours plus loin les pensées magiques et religieuses, de même que les savoirs populaires.
Pour autant, la prédiction de Huysmans s’est révélée partiellement inexacte. La figure du monstre n’est pas évacuée, et au contraire son imaginaire aurait été réactivé pour prendre de nouvelles formes issues de ces mêmes rationalités. Pour exemple, Eve futur (1886) de Villiers de l’Isle Adam ou Frankenstein de Mary Schelley (1818), préfigurent le borg et le morphe, en référence à l’écrivain Bruce Sterling (1985), la mécanique et la chaire vivante remplacent la glaise du golem. L’étrange cas de Docteur Jeckyl et Mister Hyde (1886) révèle nos doubles schizophréniques cachés en nos forts intérieurs. Dracula (1897) de Bram Stocker symbolise la maladie contagieuse du sang, une maladie certes incurable mais source d’immortalité. Tandis que La gynandre (1891) de Péladan n’est autre que la part féminine monstrueuse, et éhontée, du mâle décadent. Ainsi, on aurait beau tenter de chasser la part irrépressible animale, comme double monstrueux, de la dissimuler par doses massives de rationalisme, elle reviendrait au galop sous de multiples formes pour déborder du cadre dans lequel on a tenté de la circonscrire. A l’encontre de la doctrine de l’imitation de la nature, Baudelaire, dans un texte intitulé La Reine des facultés, critique par l’entremise de l’homme imaginatif les artistes qui copient la nature : « Je trouve inutile et fastidieux de représenter ce qui est, parce que rien de ce qui est ne me satisfait. La nature est laide, et je préfère les monstres de ma fantaisie à la trivialité positive » (1980 : p. 751). La critique est acerbe, mais elle n’est pas vaine. En effet, suite à cette citation où il met en doute l’extériorité de la nature, Baudelaire invite à représenter la nature telle que l’on la sent, fidèle à la réalité de sa propre nature, et non pas, sous seing de scientificité, celle que l’on croit être.
A l’aune de ce qui vient d’être mentionné, qu’en est-il du monstre dans le contexte actuel, et ce qui constitue le point d’amorçage de notre réflexion : les problématiques de déstabilisation et de destruction de nos écosystèmes causés par les diverses pollutions humaines ? Ce monstre ne viendrait pas de l’espace, de dimensions parallèles, ni du passé et du futur, il surgirait de la pollution du temps présent.
Frédéric Lebas, L’être à la pollution, nouvelle figure de la monstruosité in La figure du monstre Phénoménologie de la monstruosité dans l’imaginaire contemporain, sous direction de Didier Manuel, Éd. Presses universitaires de Nancy PUN, Coll. Epistémologie du corps, 2009.